Dès la première page, Anne la narratrice embarque le lecteur dans sa panique : "Aujourd’hui, je suis à la retraite !" L’écriture passe du coq à l’âne, bouleverse la syntaxe, télescope les sonorités, tourne l’angoisse en dérision, les mots s’affolent, le sacré, le sang et la croix s’entrechoquent, disent l’urgence à vivre, à dire, à exister ! "J’ai décidé de ne pas écrire de fiction, j’écris au plus près de moi". C’est bien ce que le lecteur a ressenti : "au plus près ", c’est à dire un jour après l’autre, dans le quotidien matériel et sensible d’une vie à se réinventer. Pour le rendre supportable, de quelles valeurs lestera-t-elle ce temps qui lui reste à vivre ? Et comment éloigner ses démons familiers ?
En effet, il y a d’abord sa constante indécision, il y a l’écriture qui ne vient pas ou qui ne répond pas à ses attentes, et cette famille recomposée où elle se sent grand-mère de troisième catégorie et dont il lui faut apprivoiser les différentes générations. Humour grinçant ! Il y a sa difficulté à apprendre, et le sentiment d’être toujours une « marionnette », de n’avoir pu échapper à la "secte familiale" ; il y a ses comptes non réglés avec l’enfant qu’elle fut "pourrie gâtée" mais si seule… Et puis, il y a le premier mari qui se meurt, la laissant seule pour toujours avec sa peine de "divorcée non réconciliée".
Alors, Anne se trouve des modèles, des écrivains qu’elle aime et qui l’inspirent, qui lui donnent la force de continuer et dont elle attend même qu’ils lui « disent la route à prendre »… toujours ce doute ! Pourtant, page après page, le livre s’écrit, et "celle qui n’a jamais su faire de choix" fait la preuve qu’elle découvre ce qu’elle cherchait en l’écrivant. "L’écriture, je la place aux premières heures de la journée comme on met l’église au milieu du village". Anne décide que la maison de Normandie sera sa "maison d’écriture". Le choix de publier malgré l’hostilité de sa famille est également assumé.
Car l’écriture est son talisman, son arme pour dompter une vie qui, encore maintenant, "la fout par terre". Elle écrit pour remettre "un peu d’ordre et de justice dans sa vie". Elle regarde "la vie en face" par écriture interposée : "Ecrire, un geste récurrent de justesse utopique, réparateur de mon histoire familiale". Paradoxe : celle qui se dit habitée par le doute, s’exprime d’une écriture pleine de rythme et d’allant!
Le second mari d’Anne a le mot juste pour identifier cet ouvrage : "Le livre avance de sujets existentiels en digressions, mais la ligne directrice est là". La seconde moitié de La vie en face…ne vous déplaise apporte en effet des réponses aux interrogations angoissées de la première. Deux naissances se préparent, et les peurs qui accompagnaient le début de leur gestation font peu à peu place à de la curiosité, de la détermination, de la confiance même : le chemin de l’acceptation est aussi celui de la création, une création totalement assurée ! Mais je laisse le lecteur découvrir ces belles pages où Anne parle de la rencontre et de l’écoute, du lecteur avec les livres, dans une tonalité grave et paisible, une autonomie et des choix assumés ; il y a aussi ces pages où elle dit l’humanité de sa rencontre avec l’aïeule, considérée comme un sixième enfant, et cette discussion dans un café avec l’inconnu qui s’est révélé si proche, et la petite main du bébé et la main de l’aïeule, toutes deux tenues par Anne devenue chaîne vivante entre les générations…
J’ai aimé l’originalité de l’écriture, son énergie, sa fantaisie, la beauté des images et des descriptions, ainsi le mimosa "au duvet somptueux", ou bien la description de la rencontre avec le second mari, un coup de foudre : "Au niveau du cœur, ça fait un truc étrange, comme un accordéon qui aurait joué tout petit et qui tout d’un coup, découvrirait l’amplitude". Sans oublier les pages d’autoanalyse où j’ai retrouvé des notations de comportements universels d’une grande finesse. Bravo à toi, Anne !