Le rêve à écrire n’est pas de l’écriture. Pourtant elle vient de le faire. Elle pose son stylo. Elle aurait préféré rêver de Jersey. Trouver son histoire tout écrite dans sa tête au réveil et elle n’aurait plus eu qu’à la transcrire, comme ce qu’elle venait d’accomplir pour le rêve. Mais non. Rien que ce rêve dérangeant dont elle venait de se débarrasser en l’écrivant. Mais concernant l’Etacq, rien. Il fallait s’y attendre. Qu’une d’elles toutes se refuserait. La ferait galérer. Les lettres en fer forgé de L’Etacq n’amènent que des questions. Comment écrire Ernest Léonard, accusé de meurtre le 5 janvier 1895 et innocenté après trois longues années d’incarcération sur l’Isle de Jersey et qui choisit de rester vivre là où le meurtre a eu lieu, pendant encore au moins dix ans ? Malgré toute cette histoire, jamais élucidée. L’homme poignardé et laissé pour mort. Volatilisés, les trois hommes qui seraient repartis en calèche. Le motif du meurtre dont on l’avait de suite soupçonné aurait été la jalousie. Il avait été fiancé à une jeune fille, mais l’engagement avait été rompu à cause de l’opposition de la famille. Or l’homme qui avait été poignardé était un ami de la jeune fille. Ernest Leonard en aurait été jaloux… Trois ans plus tard, une fois libéré, il reste habiter là, à l’Etacq. Continue-t-il à espérer que la famille de sa belle changera d’avis ? Après tout le bruit qu’a fait cette histoire ? Son nom sali, le soupçon qui continue à lui coller aux basques. Parce que le doute continue à peser sur l’innocenté. Vu qu’aucune autre arrestation n’a eu lieu. Comment peut-il imaginer qu’on lui accordera sa main ? A-t-il attendu qu’on la marie à un autre pour perdre espoir et se décider à quitter la région ? A-t-elle tenu dix ans, refusant tous les hommes qu’on lui présente, jusqu’à ce révérend timide qui ne la regarde jamais dans les yeux, lorsqu’il doit lui adresser la parole ? Un fourbe qui se métamorphose une fois monté en chaire, qui de là-haut prend chacun à partie, et du regard qu’il enfonce tour à tour dans les orbites de chacun de ses paroissiens, semble vouloir sonder leur âme pour y déceler le moindre de leurs péchés. Alors oui, seulement lorsque le bruit arrive jusqu’à lui qu’Ada Mary accepte ce mariage, a-t-il décidé de retraverser la Manche pour rentrer chez lui, en France, ne s’éloignant pas trop de la côte au cas où elle aurait cherché à le rejoindre ou juste pour laisser son regard enjamber l’étendue grise pour parvenir à la ligne d’horizon. Chaque jour, il la suit des yeux. Par temps clair, elle est comme un chemin inondé de lumière, plat, sans détour, rassurant et merveilleux. Idéal pour qu’ils s’y promènent ensemble. Ada Mary à son bras, ils marchent lentement à droite vers Granville pour revenir sur leurs pas vers Cancale, comme ces couples légitimes se montrent sur la promenade des Anglais. Ils devisent comme ils savaient le faire autrefois, échangeant leurs pensées les plus intimes, se racontant tout en fait, jusqu’aux rêves de la nuit, qui sont si ennuyeux à entendre pour celui à qui on les raconte… C’était un farfelu, avait-on dit de lui, d’un autre bruit qui avait couru (quand de l’autre histoire on ne savait rien) qu’il aurait logé sa bonne dans la grande chambre du premier, pour occuper la sienne sous les combles. Personne ne savait qu’elle donnait sur la mer et la ligne d’horizon. La seule de toutes les fenêtres de la grosse villa de granit qu’il avait achetée à son arrivée en France et dont personne ne savait pourquoi il l’avait baptisée L’Etacq. Il s’était toujours moqué de ce qu’on pensait de lui. Il était vieux maintenant et il regrettait de ne pas lui avoir donné son prénom, Ada Mary. Mais l’afficher ainsi comme l’aveu d’un amour malheureux, il n’avait pas pu. Oui, il regrettait. Peut-être lui aurait-il facilité la tâche, si jamais elle avait voulu le retrouver.
Voix de la comédienne Karin Romer. Merci à elle d'avoir porté ce texte.
Mon intention :
Pour continuer mon travail Le nom qu’on leur a donné… Résidences secondaires d’une station balnéaire de la Manche. Une photo par jour, c’était sur ma page La vie en face ne vous déplaise | Facebook. J’avais volontairement laissé hors champ la villa. Parce que, avais-je écrit, « à regarder seulement la photo du nom de baptême, c’était comme regarder par le trou de la serrure et depuis ne rien voir, inventer, on pouvait ». C'est donc ce que je fais ici : pour chaque nom un bout de leur histoire dévoilé.