J'ai d'abord manipulé la petite boîte bleue. Un parallélépipède à base proche du carré. Un jeu de cartes au nombre de 104 avec une d'introduction et une de conclusion. Une fois le premier émerveillement passé, j'ai pris sans hésitation la carte d'introduction et j'ai regardé la photo qui représentait la vue depuis le haut du grand escalier à 104 marches de la gare St Charles de Marseille. Elle commençait par ces mots : " Je vois ce qui est devant moi [...] "C'était une dame qui parlait, puisque la carte était rouge et non bleue. Lorsque je suis arrivée au bout du texte, elle n'était déjà plus une inconnue pour moi. Il me fallait choisir une autre carte pour continuer l'histoire. Un grand vide. Devant moi rien. Que l'angoisse de devoir écrire la suite, comme prendre la plume après un autre écrivain et écrire dans son livre. Ne pas gâcher un si beau début, si prometteur. Mais je me suis souvenue que tel était le principe de ce jeu de cartes "l'esprit d'escalier" : à chacun de construire l'histoire. La responsabilité et la prise en charge de ses personnages que Pierre Ménard nous autorisait : écrire leur histoire. J'étais comme devant la page blanche. J'avais chaud et envie de quitter l'endroit où je m'installe chaque matin pour écrire. Mille occupations demandaient mon intervention, réclamaient soudain mon attention. Celle que je n'autorise personne à distraire pendant ces trois ou quatre heures matinales et quotidiennes. Pourtant j'avais entre les mains 103 pages déjà écrites. L'écrivain dont j'avais revêtu le costume n'avait plus qu'à assembler l'histoire. Et pourtant j'étais paralysée. Voilà que je vivais les affres de l'auteur qui doit faire des choix. Ecrire c'est choisir. C'est tant de choses d'ailleurs, mais choisir une fois pour toutes n'est pas la moindre. Je regardais ce jeu de cartes avec émerveillement et je pensais au livre écrit autrefois qui comportait trois fins différentes et pour lequel j'avais imaginé que chaque acheteur recevrait un exemplaire avec aléatoirement une des trois fins. Mais j'avais fini par modifier sa structure pour le faire rentrer dans le lot. Avec cet objet insolite que son créateur avait servi jusqu'à sa conception, c'était un peu comme recevoir une preuve que St Nicolas existait. Il suffisait d'y croire.