Je repense à ces pièces de théâtre que je montais, lorsque j’avais 10 ou 12 ans et que nous jouions, mes cousins et moi, devant nos parents et grands-parents… Je devrais mettre tous ces mots professionnels entre guillemets bien sûr. Ca donnerait ceci : je repense à ces « pièces de théâtre » que je « montais » et nous « jouions »… Mais à l’époque, dans nos cervelles d’enfant, l’attention de nos parents ne pouvait être due à de l’indulgence pour cause d’amour inconditionnel. Et nous étions à l’âge où l’audace est de mise.
C’était un plaisir total, de ça je me souviens. Pour chacune de nos créations jusqu’à la dernière. Elle eut lieu lors d’un de mes anniversaires. C’était donc chez moi, dans la maison qui englobait la pharmacie dont mon père était le gérant et il avait fallu se débrouiller avec ce lieu nouveau pour nous. Nous avions en effet l’habitude de planter notre décor dans la maison de mes grands-parents. Là-bas opérait une magie certaine due à la loggia, plus exactement un bow window, qui nous inspirait tant, avec ses rideaux de velours rouge que nous pouvions tirer ou ouvrir, la rendant identique en tout point dans nos esprits juvéniles à ce que nous imaginions d’une authentique scène de théâtre. Même le sol y était conforme, avec son parquet de bois. Mais mon anniversaire nous ayant transformés en troupe itinérante, nous allions devoir nous adapter à notre nouveau lieu.
Ainsi les spectateurs furent-ils priés de prendre place dans l’escalier de marbre qui conduisait à l’appartement de fonction au premier étage. Notre scène serait le vaste hall d’entrée du rez-de-chaussée avec un côté cour qui était la porte du garage et un côté jardin qui était celle livrant l’accès à la pharmacie mais que nous n’avions sûrement pas eu le droit d’utiliser, connaissant la prudence et la rigidité paternelles. Qu’importe, nous nous contenterions d’un côté cour sans côté jardin et le garage offrirait de vastes coulisses !
Tout avait dû se dérouler sans encombre dans le respect de ma mise en scène, n’avais-je pas hérité de la rigidité que je reprochais à mon père, jusqu’au moment où notre cousin de huit ans notre cadet, enfant gâté comme les petits derniers de sexe masculin, était venu à plusieurs reprises perturber le déroulement de la pièce. Alors, exaspérée devant l’ampleur du gâchis alors que nous avions tant travaillé, j’étais intervenue avec cette réplique qui allait rester célèbre dans la famille :
« Quelqu’un pourrait-il ramener le petit de la concierge chez lui ? »
Que n’avais-je pas dit là ! Pire injure n’aurait pas être proférée aux yeux de la reine mère de ce bambin incontrôlable qui pourrissait impunément tous nos jeux, couinant dès qu’on n’accédait pas à ses demandes et courant aussitôt nous accuser auprès de sa maman qui, sans attendre nos explications, réglait le problème avec diligence, d’une gifle à sa fille. C’est dire si je n’entendais pas qu’il ruine notre représentation et la réplique était sortie toute seule, provoquant un clash familial où deux camps allaient aussitôt se former. Face à l’agression dont se plaignait la mère de mon cousin, soutenue par son mari, s’était formé le clan de mes défenseurs saluant le sens de l’improvisation dont j’avais fait preuve à un si jeune âge…
C’est sans doute à cet instant que j’ai pris conscience, ou cela s’est-il inscrit dans mon inconscient très profondément, que ma créativité pouvait entraîner catastrophes et ruptures familiales. Le bénéfice secondaire a dû être la puissance ressentie mêlée à de la fierté face à l’admiration d’une partie des adultes présents. Est-ce de là que m’habitent l’indifférence au fait de choquer, voire ma revendication au droit de le faire, et de suite après une angoisse extrême dans l’attente des catastrophes familiales et autres qui ne peuvent pas manquer d’en découler ?