Tu l’as porté, rêvé, accouché. Tant d’heures de tant de jours et de nuits tu as vécu à son écoute, tu t’es soumise à ses volontés. Engendrer, c’est que du bonheur, c’est ce qui se dit, c’est ce que tu entends… Et aussi comme vous devez être fière ! Tu n’es pas d’accord, tu te sens en marge, différente, mais bien sûr tu n’oses pas le dire. Tu penses : pas de quoi être portée au pinacle pour un truc inscrit dans les gènes, une sorte de masochisme congénital dont tu serais atteinte. Pas moyen d’y échapper. De quoi pourrais-tu bien être fière, alors que c’est juste que tu ne peux pas faire autrement. Et si tu comptes les instants de bonheur, si, bien sûr, il y en a eu, mais comparés aux périodes d’angoisse et de doutes, tu ne t’y retrouves pas, c’est un marché de dupe ! Pourquoi le faites-vous alors ? C’est ce qu’on te dirait si tu avouais.
Tu l’as porté, porté encore, plus loin, plus haut en dépit de ta lassitude, tant d’actes répétés jour après jour. Il est comme un adolescent, il t’épuise, tu l’aimes encore certes mais vraiment tu as passé l’âge. Vient le temps de passer la main. Il s’accroche. Un vrai Tanguy ! Heureusement le coup de foudre l’a épargné et il n’a rien contre les mariages organisés. A toi revient la tâche de tout arranger. Tu reprends espoir.
Tu l’as porté, rêvé, tu entends pour la cérémonie le parer à l’image de ton rêve, il sera tel que tu le voulais à l’origine, épuré et énigmatique, tu as demandé à ton couturier préféré de lui dessiner puis tailler un costume à sa mesure, et c’est bien de haute couture qu’il s’agit.
Tu l’as porté, mais aujourd’hui tu es prête à passer le relais, qu’une autre le soutienne, s’en charge, c’est le bon moment, c’est le grand jour, tu ne trouveras rien à y redire, Léa, Claire, Anaelle, qu’importe qui est celle qui tire véritablement les ficelles, de la légitime de l’amie ou de la maîtresse, toutes tu leur tires ton chapeau et tu leur fais confiance.
Et cela arrive enfin : il n’est plus sous ta responsabilité, sa vie plus de ton ressort. Et même quand tu crois t’en être débarrassé, avoir coupé le cordon ombilical, il réclame encore ton intervention : il s’agit d’y apporter des corrections de dernière minute. Tu le trouvais pourtant déjà presque parfait, comme tous les parents qui regardent leur enfant, estampillé « bon pour le service », enfin presque, cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, une faute impardonnable ici, un mot inventé là, et des fautes d’orthographe encore après trois correctrices en plus de toi... Il suffit, le découragement guette.
Comme il te tarde de le confier définitivement. Pourtant on te dit qu’il vaut mieux retarder la date du mariage ? Comment, votre signature est une nouvelle fois nécessaire tout au bout du parcours ? Mais vous n’êtes que sa mère après tout… Est-ce que ça finira un jour ?
« Prenez le relais, Claire, Léa, Anaelle, c’est pour ça que je vous ai choisies, je vous le donne, à vous de croire en lui, de le porter, de faire advenir son meilleur ! »
Parce que pour toi le moment est proche où tu ne pourras plus le voir en peinture, il te tarde de partir en vacances, être en vacances de lui, vidée, vacance aussitôt comblée, tant d’autres tirent déjà sur tes basques pour réclamer toute l’attention que tu ne leur portais plus, monopolisée par les préparatifs de la cérémonie.
Voici l’heure des adieux. Tu le regardes s’éloigner, il s’estompe déjà dans ton souvenir… Allez, c’est le bon moment pour tourner la page !