Pousser la porte. C’est simple. Il n’y a qu’à pousser la porte. Enfin théoriquement. En réalité il faut effectuer un choix. Tirer ou pousser, en un éclair faire le bon choix pour éviter de s’écraser le nez sur la vitre, rester digne, soigner son entrée. Et sourire.
Le parking le plus proche est plein mais un passant me fait signe qu’il libère une place. Je lui souris, son amabilité me réchauffe le cœur, j’y vois un signe favorable, la chance est avec moi. Tout va bien se passer.
Je n’oublie pas l’objet précieux, celui qu’il va falloir présenter accompagné d’un flyer communiqué-presse à laisser derrière moi comme une trace. Le texte est d’Anaelle, résumé, illustration de la première page, le dessin de Julie, cette femme sans visage me regarde sans un sourire auquel me raccrocher, sa peau brillante a la couleur du sucre glace rosé des gâteaux d’anniversaire. Nous voilà face à face et je me sens bien seule. Et si je l’envoyais se présenter elle-même… C’est oublier qu’elle n’a pas de bouche.
Il pleuvine ce matin. C’est ce temps pluvieux de mon enfance belge qui me ramène à la mémoire des termes de mon pays : pleuviner… Et c’est comme si la marée l’avait abandonné au milieu de la laisse, bien en vue sans qu’on sache où elle l’a déniché et si elle le remportera la prochaine fois vers une mer d’oubli plus ou moins intermittent. La pluie fine risque de tacher le livre. Il faut le mettre à couvert. Je n’ai pas de parapluie mais pour le protéger lui j’ai tout ce qu’il faut.
Pousser la porte. Premier saut d’obstacle réussi : elle est automatique et s’ouvre toute seule. Vaste entrée qu’il me faut traverser pour atteindre le comptoir derrière lequel ils sont deux, un homme et une dame occupée avec une cliente. Encore il faut choisir entre les deux. Je salue sans m’adresser à personne. Mes yeux indécis vont de l’un à l’autre. Il faudra bien me diriger vers le monsieur. Je regarde les colonnes de livres, il y en a partout, au milieu de la pièce, à gauche à droite, au plafond, mes yeux comme des billes roulent en tous sens et ne se fixent pas, voilà qui doit accentuer mon aspect affolé. Dehors un vent glacial et vigoureux m’a transformée en épouvantail. Pas le moment de rattacher les cheveux en bataille qui, échappés de ma pince, renforcent mon allure d’échouée. Comment me les lisser, même subrepticement, les deux mains occupées par l’emballage plastique, le livre et le flyer ? Je finis par me tourner vers le patron, comme on se jette à la mer. Avant même que je n’ouvre la bouche, ça sent le naufrage.
Il faut tendre le livre, réciter qui je suis, dire un petit mot d’un bouquin indéfinissable au point qu’il semble plus rapide d’énoncer tout ce dont il ne parle pas ! Je lâche le mot « biographie-fiction »... J’en étais très contente, c’était une trouvaille d’Anaelle, je trouvais qu’elle avait tout compris, qu’elle m’avait bien cernée. Au libraire, je tends ce mot comme quelque chose qu’on brandit, mais lui il se méprend, il doit le prendre pour un signal de détresse de quelqu’un qui se noie. Je dis c’est une biographie fiction et aussitôt ses yeux à lui aussi roulent dans leurs orbites, en commençant par le haut, il lève les yeux au ciel, à croire qu’il fait un rapide inventaire des livres qu’il a exposés sur les étagères les plus hautes. Mais ça ne doit pas être cela. Je sens bien que le mot génial ne lui plaît pas, il est du genre rigoriste, il ne plaisante pas avec les classements, dans son métier ça doit l’aider, je veux bien l’admettre, pas question de fusionner le rayon biographie et le rayon fiction, vous imaginez le bordel, non, semble-t-il me dire, c’est une biographie ou une fiction, ma petite dame, avant d’écrire, il faudrait être capable de distinguer les poires des pommes. Je ne lui donne pas tort. Il n’a pas le monopole de la rigidité. Que de fois n’ai-je répété qu’on n’additionne pas les pommes avec les poires ? Je tente de faire diversion en lui proposant une séance de dédicaces. Sa réaction est pire que si je lui avais proposé d’entrée de jeu un truc sexuel inconvenant. Il dit qu’il n’organise pas ce genre de choses et je me ratatine sur place, que ça ne marche pas, qu’ils organisent le salon du livre en été, ils, les autres, on ne saura pas qui, le ton est méprisant, c’est un bide, il dit. On le croit de suite, on est triste pour ceux qui se donnent tant de mal. On ne veut pas approfondir. On voudrait juste que ça s’arrête, on mesure le nombre de pas qu’il faudra faire pour atteindre la porte et se retrouver dans la sécurité chaleureuse du trottoir battu par la pluie et le vent déchaîné. Lui, ah oui, lui, dit-il, il organise des événements, mais alors c’est des grands événements, il fait venir la presse, il dit, je ne dis pas que vous… Il ne finit pas sa phrase, je la finis pour lui, oui, bien sûr je comprends, je ne suis rien, je le sais, je ne suis personne, pardon d’avoir demandé, d’avoir osé solliciter… Je vais esquisser un pas en direction de la porte, le hall est immense, le traverser à reculons ne sera pas chose aisée. A partir de là, c’est la débandade, bientôt sonnera l’hallali. Je profite des dernières minutes de sursis pour faire diversion, il me reste un va tout, je le jette sur la table avec ce qu’il me reste d’humanité, car bientôt je ne serai plus qu’un cloporte, je tends vers lui la main qui tient le livre, regardez comme la couverture est belle, Mon Bon Monsieur. Ça sonne pitoyable, c’est ce que je me dis. Bravement je continue : l’illustration est d’une jeune artiste locale… Incroyable, j’ai réussi à rallumer quelque chose de vivant et d’humain dans son œil ! Nous voici deux humains face à face se parlant d’égal à égal. Il attend. Un coup de stress terrible : un instant je crains le trou de mémoire, un nom que je dis constamment, qui jamais encore ne m’a échappé, il ne peut pas me faire cela… Et non, finalement il ne me le fait pas, il est là à la pointe de ma langue et se prononce tout seul d’une voix claire et confiante : Julie Bourdais. Chaleur consécutive au soulagement qui irradie dans tout mon corps. En face un signe de tête négatif très bref, la tête reste tournée à la fin de la négation comme on balaie un problème, le corps suit la tête et s’éloigne, tout intérêt définitivement éteint. Il n’y a plus rien d’humain dans la rencontre. Le cloporte n’a plus qu’à aller se mettre à l’abri.
Est-il encore question de partir avec dignité, imiter l’autre en face, comme lui tourner la tête, puis le corps et suivre les pieds qui marcheraient vers la sortie. Un repli stratégique adéquat. Un sursaut de fierté, je ne partirai pas à reculons en saluant comme un courtisan éconduit par un roi grincheux. Mais il faut une conclusion, trouver une chute, c’est bien la spécialité des auteurs, eh bien la voici : je fais une sortie pathétique à regretter la bonne grosse chute, face écrasée par terre, souffle coupé et tout autour des livres amoncelés dans un désordre cauchemardesque tombés comme des dominos parce que entraînés dans la mienne, je sors en récitant une litanie d’excuses…
Mais il arrive aussi que ça se passe bien. Genre je pousse la porte et je suis bien reçue. Je ressors toute heureuse. Mon Homme m’attend dans la voiture garée tout près. Je le rassure et exhale un soupir de soulagement en m’affalant sur le siège passager. Ça s’est bien passé, je dis. J’ai été bien reçue. Je suis contente. Après, ça se passe moins bien. C’est quand il commence à poser des questions précises du genre ils sont d’accord de commander des exemplaires ou ils sont partants pour une séance de dédicaces… Et surtout après que je réponds je n’en sais rien… En fait je n’en ai pas la moindre idée.
Après plusieurs visites à des libraires et de telles réponses de ma part, il a décidé de prendre les choses en mains, histoire que je connaisse mes objectifs sur le bout des doigts avant de « Pousser la porte ».