Le camélia ou l’art de la chute. C’est ce qui me trottait en tête depuis quelques jours. Ecrire là-dessus. Voilà qui me semble trop simple. Se méfier de sa première idée lorsqu’on veut écrire un scenario. Alors écarter le camélia. Deux pommes qui traînent sur la table de la cuisine. Presqu’identiques. Mais il y en a une qui est un rien plus petite, un rien, justement ce rien à propos duquel il faut écrire. Un rien plus petite. Un rien plus déformée. Leur différence tient en ce rien. Même ton, même état d’avancement. Deux petits jaunes dans le fouillis de la table de cuisine et c’est là que le cahier a choisi de s’ouvrir ce matin. Deux petits jaunes de forme sphérique comme un rappel des deux autres de forme parallélépipédique, jetés dans une caisse en bois avec un écriteau « servez-vous » chez un opticien du centre du village. Hésitation à y regarder de plus près. Sont-ils à échanger avec d’autres ? A-t-on le droit de les emporter ? Pour toujours ? La couverture plastifiée avec un code en lettres sur la tranche lève le mystère sur leur vie antérieure. Une bibliothèque a voulu s’en débarrasser. Besoin de place. Sommés de dégager. Même couverture et même couleur, unis par un éditeur commun qui a fait de ce ton flamboyant sa marque de fabrique. Pas de photo aguicheuse, c’est qu’on présente de la grande littérature. Un tout petit titre de rien du tout, un mot unique sur l’un : prison. Le prénom et le nom de l’auteur ne sont guère plus longs. Et son jumeau de Pierre Bergounioux. Stupéfaction, ces deux-là naufragés rescapés échoués sous mes yeux dans un lieu où mon passage était improbable ne peuvent être que pour moi ! Il suffisait de presque rien, peut-être un quart de dioptrie en moins pour que... Et ils auraient fini ailleurs une dernière fois lus ou même pas. Les pommes en couple improbables continuent à me questionner dès que je lève les yeux. On parlait de quoi au départ ? Ah oui, de vous. De vous pas vraiment à votre place au milieu d’autres objets improbables réunis comme pour une nature morte qu’on nommerait désordre : deux pommes jaunes avec un flacon de médicament sans bouchon, un verre avec sa cuillère inclinée en tobogan, des bagues fantaisie volumineuses, deux prospectus pour la toute nouvelle piscine, la pancarte en bois avec les lettres H, O, M et E, ramassées sur le paillasson, envolée du clou rouillé planté dans la porte d’entrée, montage savant bricolé avec amour pour un couple légitime, honoré, affiché dès la porte d’entrée, tout le monde a le droit d’avoir un rien de mauvais goût, les lettres décollées en vrac à côté des deux pommes et on ne sait laquelle des deux sera mangée la première et comment ce choix se fera car à l’œil nu elles semblent aussi mûres l’une que l’autre, identiques du moins de ce point de vue-là. Ecrire sur rien, est-ce d’une quelconque utilité pour quelqu’un d’autre que celui qui écrit ? Ecrire sur rien, c’est ce que je fais de mieux, il dit, celui qui me lit chaque matin au saut du lit, celui qui dort pendant que j’écris, que j’écris pour rien. Sur les pommes ou la fleur de camélia qui personnifie l’art de la chute. Tombée à peine éclose. Toute la puissance de sa floraison l’entraîne dans sa chute. Trop lourde pour la tige qui ne peut le retenir. Sa nature lui fait préférer l’ombre et les régions pluvieuses. Les pluies fréquentes la gorgeront d’eau. Le bouton longtemps demeuré clos, encapuchonné de vert sombre, va se délester comme on s’ébroue. Il ne peut retarder sa floraison. Quand c’est parti, c’est parti. Il faut y aller. Une pluie toujours cueille la fleur de camélia, l’alourdit, jaunit les bords de ses pétales. Celle-ci est intacte, tombée en pleine perfection. Elle pourrira sur place dans ce nid d’herbes sauvages qui a atténué sa chute, mais hâtera sa putréfaction. Fraîche contre la paume de la main, elle y tient tout entière, en épouse le creux, s’y love en confiance. Renflée juste ce qu’il faut. Rose celle-ci. Alors que dans la pensée le camélia ne peut qu’être blanc, émouvant comme celle qui en est l’emblème, cette actrice jouant son rôle dans le film en noir et blanc, beauté diaphane et éphémère, chantant encore à pleins poumons alors qu’elle ne devrait plus que tousser, mourant jeune... Et ce sentiment d’injustice. Serait-ce moins triste, si elle n’était si belle ? Pleure-t-on la mort de la fleur de pissenlit ? Est-ce seulement une émotion qui s’ajoute à une autre, celle éprouvée face à la beauté doublée du choc face à l’injustice. La main s’ouvre. Cette fleur-ci va connaître un destin exceptionnel. La main s’incline. Le camélia va tomber une seconde fois.