J’ai oublié les mots exacts. Pour m’en souvenir toujours, j’avais recopié l’extrait à l’encre bleue et punaiser la feuille devant mon bureau à hauteur d’yeux. Je pouvais le relire chaque matin, lorsque sur le coup des 5 heures, je venais m’asseoir avec un seul objectif : rester vissée à ma chaise jusqu’à ce que j’ai produit trois pages manuscrites. Elles me demandaient au moins 1h30 selon les jours. Il y a des années de cela. Le manuscrit s’est achevé, dans cette même contrainte, preuve que cette méthode parmi d’autres convenait à mon mode de fonctionnement.
Les mots accrochés au blanc de la feuille, elle-même fondue dans la blancheur murale, ont rapidement perdu leur couleur marine, jusqu’à n’être plus lisibles que par moi tel un message codé. Ça disait : « Fuis les endroits où on parle de livres ! […] Bien sûr qu’ils vont compter tes ellipses ! […] Mais toi tu tailles une robe de soirée… » Ne m’en restent que des bribes.
Ils étaient de Philippe Djian et dataient de l’époque où je découvrais ses romans avec délice et émerveillement, ceux qui commençaient tous de la même façon : un homme est quitté par sa femme ! Son physique de Bad Boy donnait du poids aux mots que j’avais recopiés pour qu’ils me servent de guide, de mantra et d’autorisation. S’il écrivait cela - était-ce dans « Lent dehors », je ne m’en souviens plus - je pouvais lui faire confiance, il ne faisait pas dans le politiquement correct ! A chaque fois, je butais sur « ellipse » qui pour la prof de math que je suis est plutôt le symbole d’une forme parfaite, le lieu des points dont la somme des distances à deux points fixes est constante. Ces points respectent une formule mathématique, il ne s’agit donc pas de n’importe qui, ils évoquent la maîtrise et le contrôle, sont par essence rassurants, d’une forme parfaite, c’est magique… Et eux, ces « ils », vont oser faire cela, les compter ? Sacrilège ! Les traquer ? Il semble donc qu’il ne fasse pas bon en avoir beaucoup dans son texte… Mais on ne peut tout de même pas tout raconter minute par minute, si ? Cette histoire d’ellipse me donnait l’impression d’être un transfuge. Elle me rejetait du sérail, me renvoyait au clan des matheux, tandis que je grattais désespérément à la porte des autres. Venait l’effet « robe de soirée » pour calmer mes angoisses et corriger cette impression d’exclusion. Et là, c’est moi qui tiens les grands ciseaux, c’est moi qui la taille dans l’immense étendue déployée du tissu ! Et c’est Djian qui le dit, avec son beau visage taillé à la serpe. Je suis Dior ou Cardin et c’est moi qui décide, qui ai toutes les cartes en main.
Alors je me le suis tenu pour dit, dit c’est dit, comme un pacte secret entre nous, une autorisation donnée par Djian à condition de respecter le défi. Je n’ai donc pas écouté Pivot, pas plus que je ne regarde aujourd’hui La grande Librairie. Je ne participe à aucun cercle de lecture. Mes coups de cœur m’appartiennent, ne me demandez pas de les mettre sur la table, j’y mets déjà assez de moi en écrivant… Pendant des années, je continuerai de coudre à l’abri des regards. Si les mots recopiés ont blanchi à jamais sur une feuille égarée d’avoir été retirée du mur d’une maison quittée, je suis restée fidèle à ma ligne de conduite : les rencontres littéraires de Carolles n’auraient pas non plus dû être pour moi et pourtant contre toute logique, j’en fais un signe du destin pour m’installer dans le coin.
A chacune d’elles, j’ai le cœur en fête, rempli de gratitude. J’y viens seule comme en catimini et je rentre chez moi riche d’une moisson improbable comme une pluie accordée par le ciel en période de sécheresse. Celui qui anime ces soirées s’appelle Xavier Houssin. Il ne m’intéresse pas. Je viens malgré lui. Il fait partie de ceux qui comptent les ellipses. Je viens à ces soirées malgré lui. Longtemps je ne retiens pas son nom, pas plus que l’endroit où il exerce un métier de journaliste, m’a-t-on dit. Je ne m’attarde pas et le classe parmi les personnages narcissiques, un de plus… Rencontre après rencontre, à l’écouter - car je ne le vois pas, je me place exprès tout au fond de la salle, si proche de la sortie, un pied dedans l’autre dehors, présente sans y être, devant moi toutes les chaises occupées m’obligent à choisir, entre voir l’invitée ou lui, et je choisis l’auteur bien sûr… A écouter XH lire des extraits des livres des auteures qu’il reçoit, je constate à quel point il prend soin de ces femmes et de leur écriture. Imperceptiblement mon regard change. Un peu, à peine.
Un jour je finis par avoir mémorisé son nom et suis en mesure de le taper sur Internet. Je lis « Ecrivain de la disparition ». On est donc bien dans la haute couture ! Je suis abasourdie par la splendeur de l’étiquette : écrivain de la disparition… Je veux le lire. C’est une certitude. Je comprends mieux pourquoi j’ai baissé la garde à force de le voir mener ces rencontres littéraires : cet homme est écrivain, pas seulement chroniqueur, cet homme prend des risques, s’expose et fait avec tout ce que ça implique, tout ce qui s’en suit. De lui je commande « La fausse porte » aux Editions Stock.