La chèvre est le nouvel animal domestique. Il n’y a qu’à voir les sites qui pullulent d’offres de chevreaux et le nombres de like qu’ils obtiennent sur Facebook avec les commentaires du style : « Trognon ! J’en veux un pour Noel ou pour mon anniversaire ! » au milieu d’autres encore plus innocents : « Est-ce que ça peut vivre en appartement ? »
Comme beaucoup d’animaux, le chevreau est particulièrement craquant. Reste que la chèvre me semble une version un peu décevante de son petit, comme un enfant prometteur qui tournerait mal, elle n’est pas à la hauteur de l’esthétique de son petit.
La chèvre-chien serait le nouveau concept. Pourquoi alors ne pas acheter un chien ? Il est tout de même plus adapté à l’appartement, à la course sur la plage, à la promenade en laisse avec vous ou votre famille.
Mais ne suis-je pas pire que tous ceux dont je me moque, moi qui suis prête à faire de l’achat de mon chevreau un prétexte à écriture ? Ne suis-je pas tout aussi coupable en détournant à mon seul profit un pauvre petit animal de ferme qui n’a rien demandé. Ceux qui me lisent savent que tout chez moi est prétexte à écriture, mais est-ce une excuse valable ?
Comment j’en suis arrivée là ? C’est une longue histoire. Résume, disait mon père à ma mère, épuisé à l’avance du nombre de digression auxquelles il allait avoir droit avant d’arriver à la fin de l’histoire... D’accord, je serai brève, du moins j’essayerai...
Il n’y a pas si longtemps, on les avait prévenus, nos cinq enfants, de bien réfléchir avant de s’imposer, à eux comme à leur conjoint, la présence d’enfants sous leur toit. N’avaient-ils pas tout pour être heureux, un physique agréable, des amoureux dont ils étaient amoureux, des métiers, des diplômes, une voiture, un nid douillet, des sous... En résumé, une vie de rêve !
« Petits enfants : petits soucis, grands enfants : grands soucis. »
« Parents, c’est pour la vie. »
Mais, Bon Dieu, ils avaient bien dû entendre ces dictons populaires dans d’autres bouches que les nôtres, non ? Je me voyais mal y revenir avec mes gros sabots du style : « Ohé, mes enfants, vous savez : pas moyen de rendre son tablier ensuite ! » Ni le rejeton d’ailleurs, si on le trouve un peu brouillon. Un bébé qui pleure toutes les nuits ou un ado qui frise la délinquance, c’est comme les soldes, tu n’as plus le droit de l’échanger. Si en période de soldes, c’est écrit en grand, noir sur blanc à chaque caisse, je doute que ça figure dans le Laurence Pernoud[1]. Alors bien sûr ça m’avait longtemps brûlé les lèvres de le leur préciser. Raphaël m’exhortait au silence à coup de : « Il est inutile de leur donner des conseils, il faut qu’ils fassent leurs expériences eux-mêmes. » Je trouvais cela idiot, mieux valait pour moi une mise en garde dont on n’était pas certain qu’elle servirait que pas de mise en garde du tout !
Et voilà donc qu’ils s’étaient tous mis à faire des bébés, un, deux, trois, et pourquoi pas à la volée, tant qu’on y était...
Un homme averti en vaut deux, dit-on, mais à moi, on m’avait interdit d’avertir.
Je me retrouvais donc assise aux premières loges à les regarder expérimenter ce que je savais depuis le début qui allait arriver : les nuits sans sommeil, l’argent d’un salaire sur les deux englouti en garderie, les vacances à moitié ratées, les voyages fabuleux dont ils rêvaient remis aux calendes grecques, la fatigue, la fatigue, la fatigue, l’impression de n’être jamais là où il faudrait, à penser aux enfants en plein boulot, à être pressée de le quitter le soir, à pester contre toutes celles qui récoltaient les fruits de leurs ambitions - moins douées, moins diplômées, mais sans enfant - , torturée à l’idée de leur manquer, de ne pas leur consacrer assez de temps, et la fatigue, la fatigue, la fatigue, le manque de temps, de sommeil... Le conjoint qu’on adorait pour tout ce qu’il était avant de devenir père, mais qui ne le devenait pas exactement comme on aurait voulu, comme on imaginait qu’il serait avant, parce qu’on le voudrait toujours un peu plus comme ceci, qu’il fasse exactement comme s’il était une mère, mais pas trop tout de même car s’il était trop mère, en quoi seriez-vous indispensable, et bientôt vous trouveriez qu’il vous prend la place... On a trouvé un mot qui résume tout ça pour les tâches ménagères : on parle de répartition, surtout pour se plaindre qu’il n’y en a pas, de répartition ! Pour les tâches « bébé et tout le tralala », c’est le père qui résume le boulot, on est un papa poule ou pas ! Là, il faut déjà que la mère laisse un peu de place mais aussi la liberté surtout de la définir en tâtonnant au début.
Pour tout cela je suis encore aux premières loges, mais avec l’interdiction d’applaudir ou de siffler. Assister et rester muet comme une tombe. C’est que ça demande beaucoup de discipline à une fille comme moi, née pour manager, mission transmise de mère en fille, producteur de prototypes.
Dans cette situation difficile et périlleuse, j’ai eu beaucoup de chance : l’heure comme la mode est à la méditation, à la cohérence cardiaque, à la sophrologie. Le reiki est venu compléter l’arsenal de mes formations, là où une muselière ou un rouleau d’adhésif aurait peut-être suffi, voire été plus efficace. Mais à chacun ses choix ! A force de méditer, mon cerveau s’est adapté. Il semblerait qu’il ait découvert un nouveau circuit de fonctionnement. Mathieu Ricard tente depuis longtemps de nous en persuader. On dirait bien qu’il ait raison car la souplesse a commencé à me dire vaguement quelque chose. J’ai évolué, testé des choses qui m’auraient été insupportables. La peur a perdu du terrain. Et plus elle en perdait, plus j’avais envie d’innover, de sortir de mes sentiers battus, ceux qui je m’étais ouverts à coup de mauvaises expériences, de chagrins, de volonté de me relever, ceux qu’il m’était possible d’emprunter pour les avoir chacun parcouru de long en large, à toute heure et en toute circonstance, ceux-là et aucun autre, ceux-là à l’exception de tous les autres qui seraient forcément pires puisqu’inconnus, du moins le croyais-je.
Déjà que je me gargarisais au bonheur chaque matin ! J’avais tout ce qu’une femme peut désirer. En cherchant bien, je pouvais dire que j’aspirais à « être lue par beaucoup », objectif que j’avais dû réviser. Parce qu’il avait une influence directe sur la qualité de ma vie.
En effet après avoir traversé pour la deuxième fois de ma vie, l’expérience de la promotion du livre publié, et malgré le fait que je m’étais améliorée et que j’avais énormément appris dans ce domaine, j’avais pu en tirer un bilan raisonnable basé sur le rapport « qualité-prix ». Et il s’avérait que la qualité de ma vie avait beaucoup perdu au regard du nombre de livres supplémentaires vendus. Certes, j’avais mené à bien mon objectif de promotion, mais à quel prix ? Je n’avais plus écrit une ligne. Et le stress, certes réduit, m’avait quelque peu gâché le goût du bonheur. Mais au moins, après cela, avais-je été à même de réaliser que je ne voulais plus que « écrire et publier tout ce que j’avais envie d’écrire et de faire lire ». Comme dit avec justesse le philosophe : « Seras-tu plus heureuse parce que tu auras vendu un livre de plus, en restant une journée complète plantée ici ou là ? Est-ce cela que tu te veux pour le reste de ta vie ? » Il me rappelle mine de rien que j’ai entamé le reste de ma vie. Formulation qui a été largement exploitée, je n’y reviendrai pas...
Et en cherchant vraiment ce qui pourrait augmenter ma qualité de vie, en imaginant que ce soit possible, au vu de son niveau actuel, est née l’idée que ce serait d’avoir une petite chèvre dans une partie de mon jardin...
Bien sûr, j’ai pensé que cela me passerait. J’ai commencé par m’interroger. Dix ans de psychothérapie, ça laisse de bonnes habitudes ! J’ai analysé.
Ma capacité de communication avec les humains est assez particulière. On ne peut pas dire que je suis totalement inapte, puisque les gens me trouvent sympathiques et souvent m’aiment bien. Alors, me direz-vous ? Eh bien, en effet j’arrive facilement à me faire aimer et j’ai une grande capacité d’écoute et d’empathie. Mais il me manque l’aisance et la confiance. Communiquer me demande trop d’effort. Encore une fois ce fameux prix à payer. En écriture c’est pareil, si cela sent le labeur et la souffrance, le texte est rarement bon. Il faudrait aussi que ne pas être aimée ou trouvée sympa ne me fasse ni chaud ni froid. Hélas, ce n’est pas le cas. C’est au contraire aussi vital pour moi que de battre des pieds et des mains lorsque l’on tombe à l’eau, que le froid déjà tétanise vos membres, que les vagues vous submergent à intervalles réguliers. L’usage du groupe tient pour moi de la survie en milieu hostile, mais vous ne le verrez pas, tout au plus prendrez-vous cela pour de la timidité.
Je me revois à 17 ans, premiers mois de la première année d’université à 50 km de chez moi. J’entre dans un bistrot pour boire un café sur le temps de midi, avant de reprendre les cours. Un garçon s’approche de moi et me dit : « Toi, tu es belle mais tu le sais ! » Des mots violents, crachés par un inconnu à mon arrivée, des mots trempés de mépris. Méprise et ahurissement. Je passe sans répondre. Je ne donnerai pas suite. Je gagne toujours du temps, jamais bien sûre de comprendre ce qui se dit autour de moi. Plus tard j’y repenserai souvent. Avec ironie. A cette époque, je ne sais pas du tout que je peux plaire, qu’on peut me trouver belle, moi qui me préférerais toujours autrement... Je suis juste une toute jeune fille timide et perdue.
Avec les animaux, ce problème de communication périlleuse disparaît. De tout temps ils ont été ma valeur refuge. Mes parents m’ont offert une enfance où ils ont été bien présents. Et pour cela ils peuvent être hautement remerciés. Déjà toute petite, avoir un animal est ce dont je rêve le plus. Chien, chat, hamster, poissons, perruche... Certes il faut beaucoup insister. Bien travailler en classe est la condition de base mais souvent ça ne suffit pas. Ils y ajoutent d’autres conditions selon les circonstances. Mon éducation repose sur le principe des récompenses. Il faut insister auprès de mon père surtout, même si c’est lui qui aime les animaux bien davantage que ma mère. C’est toujours elle qui en aura la charge, les nourrir à une époque où les croquettes n’existent pas. Elle nourrit et emmène chez le vétérinaire. Mon père et moi, nous nous contentons de les aimer... Passionnément. Nous les aimons beaucoup, intensément, comme tous les enfants ou anciens enfants à qui on a demandé trop souvent et trop tôt d’être parfaits. Les animaux nous aiment tels que nous sommes et cet amour-là fait un bien fou. Qu’importe que ce soit ma mère qui achète, cuise et prépare pour la semaine la pâtée de l’animal : un tiers de la ration est constituée de viande, de riz pour l’autre tiers et de carottes pour le dernier. Celui qui veut de l’attention, qui en a besoin, qui en réclame, c’est mon père, et chien et chat lui donnent sans compter, sans la moindre restriction due au fait que, tout de même, ce n’est jamais lui qui leur prépare la pitance...
Lorsque j’ai longtemps insisté, arrive le moment où mon père cède, il énonce la condition qu’il me faudra remplir au préalable. C’est celle que lui a dictée ma mère : le coach, c’est elle ! Lui, il est le président et le titre n’est qu’honorifique. Mais son accord est aussi obligatoire que l’est légalement celle du président de n’importe quelle association.
Et aujourd’hui, ai-je si peu progressé qu’il me faille encore obtenir de nos amis les bêtes cette réparation d’amour inconditionnel ? Non, je ne le pense pas. Mais cela reste un plus dans ma vie. Ai-je besoin d’une récompense ou d’une réparation pour avoir accompli courageusement ce travail de promotion, pousser la porte des librairies mon petit bouquin sous mon bras[2] ? Récompense en vue de toutes les promotions que je devrai assurer jusqu’à la fin de mes jours, puisque j’ai décidé de continuer à publier mes écrits, et bonheur d’une communication facile et rassurante avec mon animal ?
Mais à quoi bon me poser toutes ces questions ? Puisque tout le monde autour de moi a décidé de faire n’importe quoi, comme avoir des enfants, alors que tout allait bien pour eux, décider de se pourrir leur vie qui était presqu’idyllique, autonomie et grand amour combinés, eh bien moi, j’ai décidé de m’acheter une petite chèvre !
Plus de permission à obtenir, s’il te plaît, Papa, à un homme impressionnant et sévère, qui n’exprime aucune de ses émotions en dehors de la colère, son affection encore moins que les autres à part envers ses chiens !
Certes, un nouveau président est désormais l’élu de mon cœur, qui lui n’a pas qu’un titre honorifique. Mais, de cet homme, il ne me faut lui faire lever aucun véto à coup de s’il te plaît, j’aimerais tant que, ça serait si bien si, s’il te plaît, tu veux bien...
D’ailleurs je me vois mal lui promettre, pour décrocher son autorisation, de ranger ma chambre ou la maison, de ne plus le laisser passer l’aspirateur pendant X années, de lui acheter tous les yaourts qu’il veut, même si le Professeur Joyeux ne les autorise qu’à la veille de la mort, de ne plus jamais lui faire prendre l’avion, de ne plus l’emmener à aucun vernissage, exposition, shopping, de le laisser seul conduire toutes nos voitures et pour toujours... Rien ne marcherait car le président ne donne pas de permission. A peine émet-il des mises en garde du style de celle-ci, mais énoncée avec plus de calme expectative que d’autorité : « Je ne me vois pas bien partager le canapé avec une chèvre, en plus du chien et du chat... »
Décrocher une permission d’avoir une chèvre, je saurais faire. C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. Mais avec Raphaël, ça ne me sert à rien. Il me laisse juste face à mes responsabilités.
En définitive, je peux vous dire que c’est beaucoup moins drôle. Ça demande de peser le pour et le contre, de pondérer les avantages et les inconvénients. Ça prend du temps et à la fin, en toute connaissance de cause, il faut assumer le choix de la décision finale : chèvre ou pas chèvre ! C’est beaucoup plus angoissant !
Et les vacances ? Et le fait de vivre à deux endroits ? Et quand tu devras aller garder Emma ? Et si tu as de nouveaux petits-enfants ?
Eh bien, finalement, moi aussi, j’ai décidé de me compliquer la vie. J’ai décidé d’expérimenter les complications. Il n’y a pas de raison que ce soit toujours pour les mêmes !
Mais te la compliquer comment ?
Ben, je vais en profiter pour commencer un nouveau chapitre, parce qu’il est évident qu’il y a de la matière et ça risque d’être un peu long. Il s’intitulera :
Chap 2 : Les complications.
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