Texte 2.
Je suis le préféré mais comment en être sûr ? Je suis un des deux, quand nous de même nom de famille. Je suis celui qui est venu après l’autre, celui qui est déjà tombé deux fois, qu’on a relevé à la force des bras. Cela m’a donné énergie pour agripper mieux la terre de mes racines. Le sol n’est pas accueillant, peu de terre sur la roche de granite qui court tout le long des terrains d’ici dans le lieu-dit du Rocher. Mais dans cette partie-ci, c’est pire encore. La roche hostile repousse le vivant de mes racines et la terre est déjà occupée par celles de mon voisin. Aux alentours pourtant survivent des arbres fruitiers qui donnent de belles récoltes et tout l’été ça se laisse cueillir, dénoyauter, éplucher, émincer, cuire, congeler ou mettre en conserve. Rien ne doit être perdu. Ce qu’on offre aux autres, c’est ce qui est déjà au sol tout autour de l’arbre fruitier, un peu mangé par les vers ou trop avancé, au potager tout ce qui est monté ou trop gros, vraiment le surplus du surplus quand on n’en peut plus d’engranger pour l’hiver avec toute la préparation que ça nécessite. Mais nous, les eucalyptus, on ne donne rien. Même si on se laisse un peu dévorer, quand les biquettes sorties de l’enclos sont mises au piquet et que le soleil et la roche s’y sont mis à deux pour dessécher l’herbe. Nous ne risquons rien, elles ne peuvent menacer notre existence malgré leur appétit démesuré. Nous sommes doté d’un moyen infaillible pour calmer ses gourdes qui pourraient manger jusqu’à exploser : nous sécrétons et envoyons une substance qui rend nos feuilles toxiques si elles s’attardent. Et très vite elles vont voir ailleurs, enfin lorsqu’elles ne sont pas au piquet. Peut-être est-ce la raison pour laquelle subitement elles s’en prennent à notre tronc, arrachent de leurs dents des lambeaux énormes, il suffit que Madot soit occupée ailleurs, parfois même elles nous défient de leurs cornes, croyant nous faire reculer, ces bécasses, elles foncent tête baissée aussi fort qu’elles peuvent. Bourrins, c’est dans leur gêne. Inébranlable, c’est dans les nôtres. Je suis pourtant et resterai le second. Alors que le premier a été choisi pour le son harmonieux du vent dans son feuillage, je n’ai été planté que pour servir à fixer l’autre extrémité du hamac. Mon rôle est strictement utilitaire et je le regrette. D’autant que je suis le plus beau spécimen des deux, d’une variété prisée par les fleuristes avec des rameaux droits et rigides d’une couleur bleutée. Ses feuilles à lui sont allongées et assez communes, moins bleues, quand les miennes forment de parfaites corolles plantées en face à face et par deux suivant des plans parallèles à celui du ciel. Je suis certain d’être le préféré. J’ai tout mon temps pour m’interroger. Je bruisse et me demande si c’est dû à mon côté précaire. J’oscille tout en réfléchissant. A cause aussi du drame anticipé qui auréole mon existence. À tout moment, je risque d’être emporté. Et malgré tout ce que je fais peser sur la maisonnée comme menace, je reste serein. Je bruisse et ondule et construis et fortifie mon tronc second pour tenter de rétablir le déséquilibre inhérent à ce côté penché dont je n’ai pu me débarrasser durant toute mon évolution. J’abrite oiseaux et humains, guêpes de passage, gouttes de pluie, je défie les lois de l’équilibre et joue à ne tenir qu’à un fil. Je bruisse et me balance et protège apportant ombre aux corps allongés à mes pieds qui attendent la fin de la canicule. Je suis le porteur de fraicheur comme d’autres sont le porteur d’histoires. Je suis le préféré comme l’est toujours le plus gringalet des enfants, le plus chétif, celui dont la mère a craint pour sa vie dès sa venue au monde, ou celui mort prématurément. Je suis le préféré, mais après ma chute, personne ne se souviendra de moi. C’est ainsi qu’il en va pour nous les arbres, contrairement aux enfants de l’homme, qui restent dans les mémoires longtemps après leur disparition.
C’est un texte qui fait écho à l’existence de Marie-Jeanne, morte si jeune et dont les parents ont préservé la mémoire. Il y a toujours un sens caché à ce qui s’est écrit à notre insu et relire un peu plus tard c’est comme mener sa propre enquête sur ce qui peut être révélé caché derrière les mots qui ne sont que des indices d’une histoire écrite en sous-main.