31 Mai : Une fatigue incompréhensible s’est emparée de mon corps, m’oblige à vivre dans un état non exploré encore et qui se traduirait par dormir debout. Je ne trouve pas de cause précise et repérable, identifiable à cet épuisement qui me fait m’allonger dès que je peux et m’endormir immédiatement même si je ne dispose que de cinq minutes. C’est comme si quelque chose dont j’ignore tout forçait mon corps à abdiquer. La garde du bébé pour la première fois séparé de sa mère, le voyage éclair en Belgique entrent-ils par quelque chose dans cet état. La raison de ce retour au pays avec fille et petite-fille n’a pas été clairement identifiée. Quel est le besoin viscéral qui est resté de l’ordre du non-dit ? Alors que manger des frites, de la tarte au riz, des gaufres aux prunes, du filet américain, c’est le moteur énoncé qui signe l’envie du voyage en Belgique. Ce que j’aurais voulu et qui ne sera pas énoncé, c’est aller lire un extrait de mon livre sur leurs tombes. Ça, ça ne se dit ni ne se fait.
2 juin : Quelque chose dans le corps s’est apaisé. Cette fatigue écrasante des derniers jours n’était pas due à une sorte de burn out. L’esprit n’était pas en cause. Ce n’était qu’un tout petit virus tout banal qui s’était emparé du corps en catimini, sans qu’on puisse encore le détecter. L’esprit n’aime pas que le corps flanche sans raison. Le voilà rassuré. Un ciel assez gris et une chaleur lourde. Si le soleil apparaît, il reste voilé. Les gens marchent hagards sur la promenade. Ils ne sourient pas à ceux qui les croisent. Les chiens en laisse ne tirent plus. Eux aussi semblent accablés. La mer est loin, comme détachée. On attend que quelque chose arrive. Et rien… Une sorte de cyprès a grandi sur le sommet de l’étroite dune que le vent attaque et réduit chaque année. Il est seul. Étrangement vaillant. En surplomb. Juste derrière lui au-delà de la promenade où il a entaché le sol d’un espace d’ombre, ses frères, pourtant protégés par deux solides villas estivales, sont bien abîmés. Leurs années sont comptées. Le corps protégé par l’écran qu’il offre contre le soleil qui baisse tente de faire baisser sa température et l’esprit le remercie de son hospitalité.
3 juin : Est-ce le corps ou l’esprit qui a besoin d’amener la petite dernière née en Belgique comme tremper son corps de bébé dans quelque chose d’originel, l’imprégner d’on ne sait quoi. Elle est trop jeune pour être nourrie de frites et encore moins de filet américain. S’agit-il de baigner son oreille de l’accent liégeois ? Son pied potelé et empoté ne pourra pas se poser à même la terre de ses ancêtres. Alors quoi ? Tout ce qui me vient de là-bas, je l’ai emporté ailleurs. À part des tombes il ne m’y reste rien. Et le corps alors. Il veut ou il ne veut pas. Pourquoi ses messages contradictoires. Ou alors l’esprit veut et le corps rechigne. Il essaie de mettre des bâtons dans les roues avec ses moyens à lui, la fatigue, un virus et même une douleur inexpliquée dans le genou droit, celui qui actionne la pédale de l’accélérateur de la voiture automatique qui depuis longtemps a ôté toute velléité de plainte au genou gauche.
5 juin : Le corps immobilisé un volant entre les mains. Le pied droit à actionner. Il force le mastodonte d’acier à s’enfoncer dans le brouillard. Quelque chose dans le corps résiste. Il faut aller outre. Plus tard c’est une pluie diluvienne qui autorise le retour du mot « drache ». Drache tambourine dans la bouche en adéquation avec la violence de la pluie qui s’abat sur le pare-brise et le toit. Ça drache et ça cogne. Ça s’harmonise dans le langage et dans la vie. Dans le parler bébé de ma fille à sa fille de 7 mois l’accent belge réapparaît comme pour transmission pleine d’une langue maternelle qui a depuis amoindri l’accent.
6 juin : Le corps a retrouvé la mémoire de la conduite. Ça s’est conduit tout seul finalement. C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. Les plus anciens qu’on voudrait prendre dans ses bras, serrer encore… tant qu’on peut, repousser le « encore une fois » qui se chuchote malgré soi au plus sourd de la tête, on ne se l’autorisera pas. On veut les protéger. Se rattraper avec ceux de la génération d’après et encore celle d’après. Les corps d’enfants cousins devenus adultes proches de la soixantaine. Les corps métamorphosés à se serrer et quelque chose émerge. La proximité ancienne des corps d’enfants comme restée en mémoire, une proximité passée, oubliée, mais ancrée depuis l’enfance et malgré la rupture qui a duré, quelque chose survit.
8 juin : La maison du bord de l’eau. Le toit rouge orange a gardé sa couleur, mais elle est comme ravivée et brillante. Les chassis et les portes sont en alu foncé. Les frottements contre le carrelage rouge de la porte se sont tus pour toujours. La porte vermoulue du garage n’existe plus. Des parpaings bruts bouchent son ouverture. Par un côté de la maison on aperçoit le jardin. Les escaliers dont la seconde volée mènent à la rivière et les murets qui soutiennent les parterres de part et d’autre ont été rejointoyés. Tout est différent et même. Quelque chose subsiste qui peut continuer. La cheminée a été remise en route. Ce que le père avait muré sous le marbre noir du salon a été rouvert. Un tube en inox sort du mur extérieur et monte vers le ciel en s’appuyant aux briques du mur latéral.
10 juin : Écrire la ville en 40 jours avec François Bon. Quelque chose rechigne dans le corps. Le corps n’aime pas la ville. Le corps n’écrit pas la ville. Elle reste muette en lui, la ville. Le corps a besoin d’espace, d’horizon dégagé, de pouvoir suivre les lignes de fuite pour que naisse l’envie d’écrire. Jeter les yeux loin au-dessus de la feuille, de l’écran de l’ordinateur. Respirer large. Remplir le dedans de la cage avec du bon air, comme la grand-mère paternelle qui disait « à la bonne heure » quand elle approuvait quelque chose que venait d’accomplir l’enfant. Pour l’écriture ce serait pareil, la ville ne serait pas le bon endroit, pas la bonne place. La ville refuse au corps d’être sujet d’écriture.
le tiers livre, web & littérature : #40jours | sommaire général du défi 40 jours d'écriture